Un manifeste politique par l’image
Parmi les ouvrages légués en 1888 à la bibliothèque de Montpellier par le docteur Calixte Cavalier, figure une grande feuille de parchemin (65 x 35 cm) contenant une peinture traditionnellement identifiée comme un portait de Charles le Téméraire, le très puissant duc de Bourgogne. Observons attentivement cette image.
Sur le registre supérieur est représentée la crucifixion du Christ. On y lit l’inscription : "Diligite iusticiam / qui iudica / tis terram" ("Aimez justice, vous qui jugez sur terre")
Le sang du Christ se répand sur une femme assise sur un trône. Elle personnifie la Justice ainsi que l’indique l’inscription qui figure au-dessus d’elle : "Justicia e terris iam / dudum eiecta recessi / Ab Karolo nuper / duce vocata veni" ("Moi la Justice, depuis longtemps déjà expulsée de la terre, je me suis éloignée ; mais appelée par le duc Charles je suis récemment revenue.")
Sous le trône de la Justice, quatre jeunes filles portent les grandes armes des ducs de Bourgogne. Une inscription sur leur vêtement et une devise dans un phylactère permettent de les identifier : "Veritas" (Vérité) et "Omnia vinco" ("Je vainc tout"), "Castitas" (Chasteté) et "Deo p(rae) omnib(us) placeo" ("Je plais à Dieu avant toutes"), "Sagasitas" (Sagacité) et "In tempore ago" ("J’agis à temps (ou dans le temps)"), "Sobrietas" (Sobriété) et, "Longevos nutrio" ("Je nourris ceux qui vivent vieux")
Au bas de la miniature un personnage figuré pour moitié en guerrier en armes et pour moitié en costume de juge se tient debout sur une estrade. Le livre qu’il présente porte l'inscription "ni/ hil si/ ne/ me" ("rien sans moi"). L'estrade porte le mot "Consilium" ("Conseil") et une inscription illisible.
La mention de Charles dans l'inscription relative à la Justice permet d'identifier les armes des ducs de Bourgogne à celles de Charles le Téméraire. Le document, probablement réalisé pendant le règne de ce souverain, peut donc être daté entre 1467 (date à laquelle Charles monte sur le trône) et 1477 (date de sa mort).
Il est en revanche peu probable, contrairement à ce qu'on a longtemps pensé, que le personnage sur l'estrade figure Charles le Téméraire que les principaux portraits de l’époque montrent sans barbe. (cf. image 7) En outre ce personnage est placé sous les armes de Bourgogne : il est donc soumis au duc. Il pourrait donc s'agir du chancelier, intermédiaire entre le conseil et le prince, ou d'une représentation abstraite de la justice ou du gouvernement ducal.
Portrait de Charles le Téméraire par Rogier van der Weyden (musée de Berlin)
Les circonstances de la production de cette image ne sont pas connues : qui l’a commanditée ? à quelle occasion ? sous quelle forme se présentait-elle à l’origine ? Son sens général est cependant assez clair. Werner Paravicini le résume ainsi "Le prince, appuyé sur le chancelier et son conseil, est par essence justicier, assurant la paix et la justice. Il est soutenu dans cette fonction par les quatre vertus de la vérité, de la chasteté, de la sagacité et de la sobriété, dont la beauté extérieure reflète la valeur morale. La justice elle-même préside à son action, reine de toutes les vertus, elle qu’il a fait revenir sur terre. En se mettant en son service, le duc satisfait à l’exigence du Christ qui incite les juges à aimer justice, ce Christ, roi suprême, qui par sa mort est devenue source souveraine de justice sur terre." Il s’agit donc d’une représentation des principes du gouvernement de Charles VII, d’une théorie politique mise en image.