Voyages et découvertes au 16e siècle

« Chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage. »   (Montaigne, Essais, I, 30)                             

Témoins d’un monde qui mettra du temps à trouver sa forme définitive, ces deux images extraites des « Grands voyages » de Théodore de Bry (1528-1598) nous interpellent aujourd’hui par leur étrangeté. Il s’agit de deux titres-frontispices* de la fin du 16e siècle et du tout début du 17e siècle.

 

A la suite des « Grandes découvertes » et des voyages de Colomb, Vasco de Gama, et Magellan, on assiste au cours du 16e siècle à une explosion de la production de littérature géographique. Les « singularités » du lointain, les rencontres avec des peuples jusqu’alors inconnus et les aventures des explorateurs stimulent la curiosité des lecteurs européens avides d’images qui étaient le plus souvent encore absentes des récits relatant ces « Grandes découvertes ». Par les quelques six cents gravures venant illustrer les relations qu’elle contient, la collection de Bry va permettre aux européens de voir, souvent pour la première fois, ce que les voyageurs leur racontent.

Théodore de Bry est né à Liège en 1528 dans une famille d’orfèvres. Protestant au siècle des guerres de religions, l’artiste doit trouver refuge en dehors des Pays-Bas espagnols dominés par l’Espagne catholique. Il se rend d’abord à Strasbourg, Anvers, puis Londres à la suite du siège de la cité des Flandres en 1585, et enfin à Francfort-sur-le-Main où il mourra en 1598. D’abord excellent graveur au burin* et à la pointe sèche* (élève d’Albert Dürer, il fut artiste avant d’être éditeur), Théodore de Bry devient, après son installation à Francfort vers 1570, un éditeur passionné et talentueux. Avec l’aide de ses deux fils, également éminents graveurs, il fera paraître à partir de 1590 la plus importante réalisation éditoriale consacrée au Nouveau monde, une collection de voyages dont le dernier volume sortira des presses en 1634.

Dans son but de réaliser une œuvre « totale » il associe l’image au texte comme son complément naturel. La taille douce* récemment inventée, marque un progrès évident par rapport à la gravure sur bois et sera l’instrument de cette représentation nouvelle. La Réforme est un des facteurs qui a le plus compté dans le développement et l’expansion de l’art de la gravure. Non seulement, la gravure répond à une attente, à une quête de savoir de la part du public humaniste, mais elle est en plus un outil de propagande et de diffusion de l’information dont l’église réformée s’est largement servie. Presque tous les auteurs des récits publiés par de Bry appartiennent à la religion réformée : ils décrivent et dénoncent avec force les violences de la colonisation espagnole contre les habitants du Nouveau monde, continent que les Protestants considéraient comme abusivement dominé par la très catholique Espagne.

Americae Pars sexta / DE BRY Johann Théodore - éd. WECHEL Johann - 1596

En apparence, le premier titre-frontispice, comme beaucoup d’autres en son temps, présente les lignes harmonieuses et équilibrées d’une architecture classique, modèle caractéristique des arts décoratifs à l’époque de la Renaissance. Cependant notre regard est rapidement attiré par d’étranges personnages, qui, prenant la place des élégantes statues antiques figurant habituellement dans ce cadre, dévorent l’une et l’autre un membre humain : l’homme tient une massue sacrificielle de sa main gauche, tandis que la femme porte son bébé paisiblement endormi sur le dos. La scène qui s’offre à nous au bas de la gravure renforce l’effet de surprise et de malaise : il s’agit bien là d’un festin cannibale… Serions-nous embarqués chez les habitants de ces régions du Brésil dont le titre gravé au milieu de la scène nous annonce la description des mœurs et la férocité ?

L’« Americae tertia pars », la troisième partie des « Grands voyages » de Théodore de Bry consacrée au Brésil, et qui a marqué les esprits, contient le récit du voyage (1544-1545) de Hans Staden mercenaire allemand au service des Portugais et celui (1557-1558) de Jean de Léry, missionnaire français. Protestants tous les deux, ils furent chacun à leur façon et dans des circonstances différentes, les « hôtes » des Brésiliens anthropophages Tupinambas.

Le « Cannibale » est à la mode depuis le début du 16e siècle : rien de commun pour autant entre les premiers récits recherchant le sensationnel, dans lesquels la réalité se mêle au légendaire et au fantasme, faisant ressortir l’horreur de la pratique anthropophage privée de sa dimension rituelle et ramenée à un acte purement nutritif, avec l’interprétation symboliste d’un rite de vengeance diversement transcrit par André Thevet, Jean de Léry ou Montaigne. Dans le chapitre I, 30 des Essais, les « Cannibales » ne sont présents que dans le titre : récusant l’appellation péjorative de « barbares » ou de « sauvages », l’auteur préfère qualifier les fiers habitants du Nouveau Monde du terme de « nation ». A la suite de Hans Staden, André Thevet et Jean de Léry, en soulignant l’opposition de l’art et de la nature pour affirmer la supériorité de cette dernière, Montaigne aboutit à la reconnaissance du relativisme des cultures. Relativiser la barbarie apparente des indiens permet également dans une société dévastée par les guerres de religion, de dénoncer d’autant plus violemment celle des « chrétiens ».

Americae Pars quarta / DE BRY Johann Théodore - éd. WECHEL Johann - 1594

Le deuxième titre-frontispice offre la vision idéalisée d’une société conforme à la Nature, en libre expansion sur la totalité d’un continent, le plus vaste de tous. Des Indiens libres de leurs mouvements sont en train de danser au sein d’une nature luxuriante, apportant des offrandes à une idole monstrueuse.

Symétrie et asymétrie se combinent dans le choix des figures masculines et féminines, nues ou vêtues, tandis qu’au bas de la représentation figurent un prêtre à longue robe et un guerrier. Des vaisseaux espagnols s’engouffrent à travers un passage ménagé à la base de ce décor baroque, comme par une porte ouvrant vers l’océan qui les aspire vers l’inconnu, prélude à l’« Americae pars quarta ». La quatrième partie des « Grands voyages » de Théodore de Bry est l’histoire dite « remarquable et étonnante » de l’Amérique en tant qu’Inde occidentale découverte par Christophe Colomb. L’auteur en est le milanais Jérôme Benzoni, qui durant quatorze années demeura en ces contrées.

Quelques précisions...

Burin : outil constitué d’une tige d’acier très dur taillée en biseau et d’un manche arrondi qui permet de le pousser avec le creux de la paume. Il est utilisé dans la gravure sur bois ou sur métal (taille-douce).

 

Frontispice : page de titre constituant un résumé illustré de l’ouvrage que le lecteur tenait entre les mains. Dans son étymologie latine, le frontispice appartient au vocabulaire de l’architecture : on parle du « frontispice (d’un édifice) ». Ces encadrements architecturaux sont caractéristiques du 16e siècle et du début du 17e. La page est construite à l’image de monuments, notamment dans son architecture, avec des colonnes et un fronton, et elle intègre des ornementations, prioritairement végétales, caractéristiques du maniérisme.
Le frontispice offre l’occasion pour le graveur de montrer une suite de faits majeurs pour le reste de l’ouvrage, auxquels il adjoint le thème général, sous la forme d’un long titre dans un cartouche au centre de l’image. Les frontispices constituent des portes ouvertes sur l’univers contenu dans l’ouvrage, et en délivrent la signification d’ensemble. Riches d’informations, ils abordent un des éléments principaux du livre et doivent attirer les acheteurs potentiels.

 

Pointe sèche : outil réservé à l’attaque directe de la planche de métal nue. Elle consiste le plus souvent en un stylet d’acier ou une pointe d’acier montée sur un manche. Elle doit avoir une extrémité finement acérée, en aiguille ou à facettes, et coupante. L’outil incise légèrement la planche en dégageant de fins copeaux de métal, contrairement au burin qui creuse des sillons en éliminant le métal entaillé.

 

Taille douce : technique de la gravure en creux sur des planches de métal.